2e édition
Georges Ripert
Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1951
Il ne sert à rien de déclamer contre le régime capitalisme si on en détruit seulement quelques pièces pour le laisser fonctionner après l'avoir fâcheusement ébranlé. (p. 2)
Toute révolution sociale doit être en même temps une révolution juridique, sans quoi elle n'est qu'un vain trouble politique. (p. 2)
Le droit se contente volontiers de n'être que l'art de conduire les hommes. (p. 3)
Les juristes ne sauraient appliquer, ni interpréter les règles de droit s'ils ne connaissaient pas l'économie et la sociologie. (p. 4)
Tout économiste est un savant; mais c'est en même temps un idéaliste qui s'ignore ou un prophète qui s'affirme. (p. 5)
L'économie capitaliste ne peut être utilement étudiée à l'état pur. Elle s'est installée dans un monde qui avait déjà ses institutions et ses règles. Elle a dû, pour s'y installer, modifier ce qui existant et, pour triompher, créer ce qui n'existait pas. Elle a fondé un régime juridique. (p. 10)
Dans son désir de simplification des idées, le peuple oppose de nos jours la démocratie au capitalisme, c'est-à-dire des choses qui ne sont nullement opposées par leur nature même. (p. 10)
Quand la discussion des idées est portée devant l'opinion publique il est facile de faire oublier les bienfaits de l'ordre établi et de vanter la beauté de celui qui ne l'est pas encore. (p. 11)
Le capitalisme a beau dire qu'il ne demande rien, qu'il lui faut simplement la liberté; il a beau répéter: laissez faire; il n'aurait rien pu faire si le législateur ne lui avait pas donné ou permis de prendre les moyens propres à la concentration et à l'exploitation des capitaux. Le droit commun ne lui suffisait pas. Il a créé son droit. (p. 17)
Le droit civil ne connaît pas l'entrepreneur; il ne connaît que le propriétaire. (p. 18)
Ce serait là le trait de génie du capitalisme s'il avait été voulu: avoir attiré à lui tous ceux qui possèdent quelque bien. (p. 19)
Après des tâtonnements, la grande loi du 24 juillet 1867 marque une date dans l'histoire du capitalisme. La liberté de constitution accordée par le législateur met à la portée de tous un procédé ingénieux pour diriger l'épargne vers les affaires industrielles et commerciales, et, pour ceux qui deviennent actionnaires, un moyen merveilleux de participer aux affaires sans engager leur responsabilité personnelle. (p. 32)
Le libéralisme économique s'affirmait par la libre conclusion des contrats. (p. 39)
Le Code civil s'attache uniquement aux vices de la volonté pour annuler le contrat et la faiblesse n'est pas un vice. (p. 40)
L'ancien louage de services était entièrement contractuel; le contrat de travail moderne est presque entièrement réglementaire. (p. 42)
La protection générale et abstraite de certains contractants n'a, quoi qu'on en dise, aucun rapport avec le respect de la volonté telle que le Code civil le concevait. Il s'agit tout simplement de protéger une catégorie spéciale de personnes contre la force des autres. Sous un régime démocratique, la protection va naturellement à ceux qui sont en même temps les plus faibles et les plus nombreux. (p. 43)
Quand l'idée a été acquise que les faibles ont le droit d'être protégés par les pouvoirs publics à raison de leur faiblesse même, l'intervention légale a sacrifié le principe de l'égalité devant la loi, sans avouer que certaines catégories de personnes étaient ainsi privilégiées. (p. 43)
C'est moins la catégorie juridique qui détermine l'application de la règle que l'importance ou la médiocrité de la fortune. (p. 44)
Il faut ajouter à ces lois les effets d'une législation fiscale forcément démocratique. La progressivité de l'impôt, appliquée avec une rigueur aggravée par la dépréciation monétaire, dévore les revenus et détruit les capitaux à chaque transmission. (p. 44)
Cette politique nouvelle, dite de l'économie dirigée, date de la fin de la guerre 1914-1918. (p. 46)
Ce n'est pas pour augmenter la production que la nationalisation de certaines entreprises a été décidée; c'est pour que des sociétés commerciales ne conservent pas la force qu'elles tirent de la détention de tant de richesses. (p. 49)
Rien de ce qui se crée n'est entièrement nouveau. Il faudra tenir compte du droit actuel pour créer celui de demain. (p. 49)
Tout le monde semble admettre pour l'instant qu'il doit rester un secteur privé. Mais nous avons peu de lumière sur l'étendue du secteur public et sur le mode d'organisation qui pourrait lui convenir. (p. 50)
C'est un rôle ingrat de ramener les esprits à la réalité. (p. 50)
Depuis un siècle, ce ne sont plus des hommes qui détiennent les grandes positions du commerce et de l'industrie; ils ont été éliminés par les sociétés par actions. Aucun fait n'est plus important que celui-là pour la compréhension du régime capitaliste. (p. 51)
Une telle société a la personnalité morale, mais ce n'est là qu'un procédé technique destiné à assurer la séparation des patrimoines. Les associés agissent personnellement et ils ont la qualité de commerçants. (p. 52)
Les grandes sociétés feraient figure d'insupportables tyrans si elles prétendaient dicter nos pensées ou commander nos actes. Mais comme elles sont créées pour nous rendre des services, elles jouent le rôle de géants bienfaisants. (p. 53)
Le législateur a une excuse. On ne cesse de lui répéter qu'il faut réformer le droit des sociétés par actions. Mais personne ne lui dit pourquoi ni en quel sens. (p. 55)
Alors, et faute d'un plus grand dessein, on s'est mis d'accord sur celui-ci: protéger l'épargne. (p. 55)
Il est rare que la loi intervienne pour défendre une de ces combinaisons imaginées par les fondateurs de sociétés. Elle ne le fait en général que pour protéger l'épargne en réglementant les émissions d'actions et d'obligations. (p. 65)
Les déclamations contre les trusts n'aboutissent à rien de précis, car les sociétés de sociétés sont licites, leur validité a permis la création de holdings et la définition du trust est encore à trouver. (p. 66)
Le législateur soumet toutes les sociétés anonymes aux mêmes lois, règle d'égalité démocratique qui aboutit à ce résultat de faire protéger les puissants par la masse des petits. (p. 67)
Le capitalisme libéral ne conçoit pas qu'on veuille étouffer la personnalité des sociétés. (p. 74)
Il est vraiment maladroit d'avoir appelé société anonyme celle-là même qui est désignée par son nom. (p. 75)
Un enfant qui naît n'a de personnalité que s'il est viable. La société peut naître avec toutes les tares sans que nul ne s'en inquiète; quand on s'en apercevra elle aura déjà accompli une oeuvre le plus souvent malfaisante. (p. 78)
Par la création de ces être nouveaux, l'homme satisfait son secret désir d'immortalité. (p. 79)
Le fisc ne traite pas l'apport en société comme une mutation; il le frappe d'un droit qui est peu de choses par rapport au droit qu'il exige pour les ventes ou les donations et par là même il encourage la formation des sociétés. (p. 80)
Mais si le marchand professionnellement est tel, aucun homme n'est exclusivement marchand. (p. 82)
Les dirigeants d'une société peuvent avoir personnellement l'âme charitable, la société elle-même ne connaît pas la générosité. C'est bien là ce qui fait sa force. Rien ne la détourne de sa tâche. (p. 83)
La démocratie parlementaire vient habilement au secours du capitalisme. Elle entretient chez les actionnaires la grande illusion. Elle flatte l'esprit d'égalité. (p. 92)
Une société n'est pas l'État dans un État, puisqu'elle n'a ni souveraineté ni territoire, mais elle est conçue sur le modèle de l'État. C'est un groupement de forces destiné à réunir et à utiliser des capitaux. Ce groupement copie la forme de l'État démocratique. (p. 96)
La conception contractuelle a imposé le régime démocratique et l'expression contrat social est ici d'une absolue justesse. Le groupement se crée par le contrat. Les contractants conservent la souveraineté, et ils la délèguent. En droit, ils sont les maîtres absolus de la société. Les actionnaires savent que leur pouvoir est plus théorique que réel; mais ils sont flattés de se le voir reconnaître. La démocratie grise les électeurs d'illusions. (p. 98)
Une action, une voix, c'est la règle logique de l'égalité puisque la société est une société de capitaux, non de personnes. (p. 99)
Le plus souvent, le législateur sachant bien que les actionnaires ne sauront pas se défendre eux-mêmes, les défend en menaçant de santions pénales ceux qui porteraient atteinte à leurs droits. (p. 103)
Les actionnaires ne tiennent pas à l'exercice de leur souveraineté et ils savent bien qu'un gouvernement démocratique direct ne saurait convenir à la gestion de leurs intérêts. (p. 104)
C'est justement parce qu'il y a une véritable propriété des actions qu'il ne peut y avoir de copropriété de l'entreprise. L'actionnaire a un droit contre la société et non un droit dans la société. (p. 105)
L'apport du capital est définitif; il est remplacé par un droit contre la société. (p. 106)
Les juristes continuent pendant longtemps à raisonner sur d'anciens concepts. Notre rationalisme, notre esprit de généralisation donnent de la société une conception commune aux groupements de personnes et aux rassemblements de capitaux. (p. 107)
C'est bien en vain qu'on pousse les actionnaires à se défendre, à s'organiser, à assister aux assemblées. Ils préfèrent le despote éclairé qui les enrichira par une habile gestion. (p. 109)
Nous devrions avoir dans le droit une science des mécanismes juridiques, de même qu'il y a dans l'industrie une science des machines. (p. 110)
Les lois sur les sociétés ne sont pas des lois restrictives de la liberté de contracter, ce sont des lois permissives et constructives. (p. 111)
Le conseil d'administration est mal dénommé. Administrer est le fait d'un seul, un conseil ne peut que délibérer. (p. 122)
Le droit passe de la possession à la créance et change, sans le dire, le sens du mot propriété. (p. 132)
Le régime capitaliste a transformé les propriétaires en créanciers. (p. 133)
Quand l'esprit a été habitué à cette idée que la richesse consiste tout autant en des créances qu'en des biens matériels, il a été possible de ne plus même considérer le titre qui matérialise la créance. (p. 134)
L'exclusivisme est un attribut du droit de propriété. Il en assure la valeur. (p. 134)
La multiplication des titres a pour conséquence d'affaiblir la valeur de chacun des droits. C'est une création de richesse purement factice. (p. 135)
La négociabilité des titres détruit l'application des règles du droit civil relatives à la conservation des biens et se heurte fâcheusement à l'application de ces règles si on veut les maintenir. (p. 151)
Aujourd'hui l'actif est devenu aussi secret que pouvait l'être autrefois le passif. Un homme peut être riche sans avoir en apparence aucun bien. (p. 155)
Le démocratie aime les fortunes obscures, celles qui ne s'étalent pas, celles dont on ne sait si elles ont été acquises par le travail ou transmises par l'héritage. Son rêve d'égalité des hommes n'est pas troublé si la richesse reste cachée. C'est la possession de la terre ou de la maison qui fait naître la jalousie des classes. Elle ne peut être assurée à tous. (p. 161)
Les juristes qui essaient de donner de l'acte de commerce une définition qui ne se trouve pas dans le Code, font appel à l'idée de spéculation. (p. 163)
Les fortunes constituées en valeurs mobilières ont un caractère commercial. Tout capitaliste prend l'esprit du commerçant. C'est le commerce sans travail qui irritait la morale sévère de Daguesseau. (p. 165)
Il était contradictoire d'ouvrir la Bourse à tous et de vouloir empêcher la spéculation. (p. 166)
Quand je parle de l'attrait de la spéculation, je veux parler d'une spéculation plus large que celle qui se fait à la Bourse. Je vise par là le renouvellement continuer les biens qui composent la fortune dans l'espoir de profiter d'une plus-value. (p. 168)
Les dépréciations monétaires successives ont enflé les prix sans que l'on sache toujours s'il y a eu réellement hausse de la valeur ou seulement dépréciation de la monnaie. (p. 169)
Les objets ne sont plus choisis pour eux-mêmes, ils sont choisis pour leur valeur. On ne peut voir une chose sans l'apprécier. On ne l'admire que si elle est susceptible d'atteindre un prix élevé. Toutes choses deviennent des marchandises et le commerçant impose à la société tout entière le caractère de sa profession. (p. 170)
Par souvenir et haine du passé, la démocratie préfère la richesse mobilière à la richesse terrienne. Sans le vouloir, elle sert ainsi le capitalisme. (p. 172)
À la vérité, tout est contradictoire dans notre politique parce qu'elle est constamment en retard sur les transformations de l'économie. (p. 172)
Sous un régime démocratique, le commerçant qui tient boutique exerce une influence politique considérable. Il se dit du peuple par son origine et parce qu'il ouvre son magasin à une clientèle populaire, et en même temps il possède l'argent qui lui permet une action individuelle ou concertée. (p. 179)
La propriété ne vaut que par l'exploitation et l'exploitation suppose la recherche et la conservation d'une clientèle. (p. 191)
Le capitalisme des petits commerçants prend résolument parti contre le libéralisme dès l'instant où il tire profit de l'intervention. (p. 200)
Devenus entrepreneurs capitalistes, les commerçants couraient le risque d'une plus grande responsabilité. La perte de leurs biens leur devenait plus sensible. Ils se sont ingéniés à l'atténuer. (p. 204)
Le failli n'est plus considéré comme un coupable, mais comme un malheureux ou un maladroit. (p. 205)
Le commerçant s'habitue à l'idée qu'il n'est pas tenu de payer intégralement ses créanciers et que l'État doit le secourir en temps de crise. (p. 205)
Devenus capitalistes, les commerçants veulent tout de même conserver les avantages qu'un régime démocratique fait aux petits. Ils entendent être protégés si la bourrasque souffle. Ils ne veulent pas assumer la responsabilité qui justifierait le profit. Et comme malgré tout il était impossible de les y faire échapper, la loi est venue à leur secours. (p. 206)
Volontiers, en temps de crise, les commerçant font entendre le cri de révolte des travailleurs en chômage. Ils ont d'ailleurs à lutter contre la concurrence du grand commerce qui représente pour eux la puissance du capitalisme. Ils appellent souvent à leur secours la force de la démocratie. (p. 212)
La plupart n'ont plus l'esprit de spéculation. Ils entendent être des distributeurs avec un bénéfice assuré et la garantie de tous les risques. (p. 212)
On ne se dit pas dirigé quand on s'impose à soi-même une règle de conduite. On n'est pas dirigé par le contrat. (p. 219)
Diriger l'économie c'est autre chose. La mesure légale n'est pas destinée à protéger l'organisation politique, familiale, sociale; elle est prise pour une bonne marche de l'économie. La loi n'est restrictive de la liberté que parce qu'elle est constructive de l'ordre. (p. 220)
Ce qui semble caractériser le dirigisme c'est qu'ils se propose comme un remède aux défauts du libéralisme. (p. 222)
Double danger: la mesure d'ordre politique peut avoir des répercussions économiques qui troublent l'ordre établi; la mesure économique peut être nuisible au bon fonctionnement de l'économie parce qu'elle a été dictée par des considérations politiques. (p. 223)
Si on peut espérer une sorte de consentement universel sur un certain ordre moral, et même politique au sens large du mot, il est impossible d'imaginer un tel accord entre les intérêts particuliers qui sont en lutte dans l'économie. (p. 224)
La loi n'est pas seulement une mesure générale, c'est encore une mesure permanente. (...) Si elle est temporaire elle ne dirige plus, elle paralyse. (p. 227-228)
L'homme pour agir a besoin de la certitude de l'avenir. Le contrat est une prévision. (p. 229)
L'objet de la loi est en général de défendre. L'intérêt dictant les actions, il n'est pas besoin de déclencher l'activité, il suffit d'interdire celle qui sera néfaste. (p. 232)
Diriger l'économie ce n'est pas seulement défendre les actions funestes ou déréglées, c'est aussi imposer les actions utiles. (p. 234)
Lorsqu'un régime d'économie dirigée interdit comme contraire à une saine économie certains contrats et certaines clauses dans les contrats il crée un nouveau domaine de l'ordre public. (p. 245)
C'est la loi qui crée elle-même l'immoralité en exposant les hommes à commettre à chaque instant un délit pénal, si bien que les véritables délits n'apparaissent pas plus coupables que les autres. (p. 255)
Si la liberté de contracter a fait le mal, elle peut aussi donner le remède. Les intéressés dirigeront eux-mêmes le marché en s'imposant une ligne de conduite. (p. 257)
L'exploitant qui a suivi docilement la direction qui lui a été donnée ne peut plus être accusé d'avoir mal exploité. On transforme ainsi tout entrepreneur en un gérant irresponsable pour le compte de l'État. (p. 260)
Il est une loi fatale, c'est que toute limitation tourne à l'avantage des possédants. (p. 260)
Loin d'arrêter la spéculation, le dirigisme parfois lui donne un nouvel aliment. (p. 262)
Le fisc trouve dans les sociétés le contribuable idéal, celui que personne ne défend, celui qui offre la moindre résistance à l'impôt, celui dont on peut surveiller toutes les opérations. (p. 319)
Chacun de ceux qui poursuivent le profit de leur travail, cherchent à s'assurer une propriété cessible et transmissible, à transformer leur travail en propriété, à s'attribuer un office. (p. 343)
Si tous prennent la physionomie du propriétaire, n'est-il pas à craindre que, transformés en possédants, ils ne perdent l'esprit d'entreprise pour devenir de simples rentiers. (p. 345)